06/01/2014 – Romain
Il y a des jours où l'on se dit que les choses s'annoncent mal. On aurait envie de tout abandonner, par peur de perdre.
Hier était une telle journée. Les épaules en mauvais état, aucun entraînement depuis une semaine, un rhume assez violent avait démarré 4 jours plus tôt et qui était juste en train de se remettre, un manque de sommeil significatif à cause de cela : l'envie de téléphoner aux organisateurs du tournoi et de déclarer forfait était bien là. Mais j'aime trop le Karuta pour abandonner un tournoi. Alors j'y suis allé.
Le premier match, comme à mon habitude, est une victoire par défaut. Les joueurs étant nombreux, ce sont quand même 22 joueurs sur 75 qui ont dû faire ce premier match. Mais il faut croire que le destin tient à ce que j'use toute ma chance au premier tour.
Le deuxième match se déroule face à une joueuse de Waseda, que j'avais déjà affrontée lors de mon tournoi à Tôkyô en novembre (4e place). J'étais rassuré de savoir que je n'étais pas tombé sur une prétendante au titre, mais le fait est que les conditions n'étaient pas idéales, et qu'il m'arrive souvent de m'auto-détruire lors de matchs gagnés d'avance. En outre, la salle utilisée pour les B Kyû lors de ce match était incroyablement petite, si bien que nous étions véritablement collés les uns aux autres. Impossible par exemple de poser son survet' sur le côté, car cela gênerait les voisins. Mon début de partie est correct, sans être transcendant, et je sens que mon rhume n'est pas guéri. Je parviens à assurer le minimum en défense, creuse la différence en effectuant quelques bonnes prises en attaque, et une faute de l'adversaire termine de consolider mon avance. Victoire de 12 cartes, mais reste à voir pour la suite.
Puis, pour la première fois lors d'un match individuel, j'affronte quelqu'un que je connais. Comme je m'y attendais, cela me détend, et je parviens dès le début à jouer plutôt bien. Sentant que mon bras droit était un peu trop lourd, j'avais décidé de jouer du bras gauche, et cela a eu pour résultat de maintenir un niveau plutôt bon du début à la fin. Mon adversaire était forte, mais a commis 2 fautes de plus que moi, me laissant suffisamment de marge pour imposer mon rythme. Mention spéciale pour SHINO, sur laquelle je suis parti tellement vite que j'ai pu freiner la réaction de mon adversaire, et ainsi revenir sur mon terrain pour prendre la carte (SHIRA était en face). Idem pour SHIRA, que j'ai pris extrêmement rapidement sur SHI chez elle, et sur les deux WATA, que j'avais fait exprès de coller chez elle.
Victoire de 10 cartes, qui me met bien en confiance.
Le match suivant a lieu de nouveau contre une lycéenne, et si je parviens à prendre très rapidement mes propres cartes, elle est anormalement rapide sur son terrain, et je ne creuse que lentement l'écart alors que je suis pourtant très rapide sur son terrain également. Au bout d'un certain temps, je réalise qu'elle joue en réalité un Karuta défensif, ce qui est la première fois pour moi à un haut niveau. Et cette découverte m'arrange, car mon style est la parfaite nemesis d'un Karuta défensif. Toutes mes prises sur mon terrain sont propres, et il en résulte que je suis assuré de prendre presque toutes mes cartes tant que mon adversaire ne se concentrent pas particulièrement dessus. Et s'il m'est difficile de prendre beaucoup de cartes chez l'adversaire (et manque de chance, son terrain est majoritairement lu), mon style a pour particularité d'être extrêmement rapide sur certaines cartes, et extrêmement lent sur d'autres. Par conséquent, je lui cède volontiers mes cartes lentes, mais sur les rapides sa vitesse ne dépasse pas la mienne, et je parviens ainsi à consolider une avance certaine. Voyant qu'elle va très vite sur son terrain, je décide de jouer la stratégie des fautes en ne collant pas trop les cartes jumelles chez elle, comme je le fais d'habitude. La raison pour laquelle je joue de la sorte en temps normal est que je décide de viser les cartes jumelles ainsi collées chez l'adversaire, sachant que celui-ci aura plutôt tendance à se concentrer sur mon terrain : ainsi, je ne suis pas gêné par les cartes jumelles séparées, et je peux attaquer sereinement. Or, là, je savais qu'elle visait en priorité ses propres cartes, et je voulais donc lui compliquer la tâche. Grâce à cela, je parviens à lui faire commettre quelques fautes, ce qui permet de compenser les prises qu'elle fait sans trop se soucier des syllabes déterminantes.
Puis vient la fin de partie. Il me reste 3 cartes, contre 13 pour elle. Et ce que je redoute arrive : voyant que seul son côté est lu, elle se concentre uniquement dessus. Et je ne peux rien faire. Même sur TSU, ma carte préférée, je ne parviens qu'à toucher la carte avec le même timing, ce qui m'empêche de la réclamer. Si d'un point de vue stratégique, son attitude était discutable, le fait est qu'elle avait véritablement un excellent niveau et une concentration remarquable.
Après 3 cartes lues de son côté, une carte est lue chez moi, que je peux prendre relativement tranquillement vu qu'elle est trop concentrée sur son terrain. Je rate de peu une carte chez elle (que je lui cède après une longue discussion), et juste après, je lui prends de manière incontestable IMAKO, devenue I. Cette joueuse avait fait l'erreur de laisser toutes ses cartes à leur position d'origine, de peur de les bouger et de s'embrouiller. Le résultat, c'est que IMAKO, devenue 1 syllabe, était toujours dans sa rangée haute. Et je savais donc que c'était sur cette rangée là que je pourrais faire la différence.
Arrivé à 1 carte chez moi, je continue de lui mettre la pression sur chacune de ses cartes, et quand finalement KONO est lue chez moi, je peux la récupérer tout en voyant mon adversaire paniquer.
Une victoire de 7 cartes, qui aura été la plus stratégique du tournoi pour moi.
Cette joueuse m'a d'ailleurs fait une très bonne impression, car elle était très polie, et ne considérait pas comme un menteur son adversaire. J'ai fait un balayage dans le vide monstrueux sur HANASA, et n'ai pas pu m'empêcher de lâcher un énorme soupir tout en étouffant un rire. Me voyant réagir, elle m'a demandé d'elle même "Ah, vous aviez déjà touché la carte?", ce à quoi j'aurais pu sans aucune difficulté répondre que oui, et elle aurait cédé. A un autre moment, je balaie une carte morte, mais j'ai le sentiment qu'elle a fait de même. Je lui dis donc que j'ai l'impression que c'était une faute commune, elle me dit qu'elle n'a pas touché la carte, puis elle me demande "Ah, vous avez fait une faute parce que je vous ai poussé?", ce que j'ai évidemment nié vu que ce n'était pas le cas. Mais j'ai beaucoup apprécié cette attitude.
Puis c'est un homme que j'affronte, d'un club que je connais. Je ne sais pas à quoi m'attendre, mais je décide de jouer du bras gauche car je sens mon bras droit toujours aussi lourd. Le match est serré au début, et nous alternons véritablement les prises. Quand je commence à prendre une petite avance avec 3 cartes, mon adversaire commet une faute, ce qui me permet d'obtenir une véritable aisance... Du moins c'est ce que je crois, car mon adversaire prétend exactement le contraire. KIMIGATAMEHA était chez moi, et sa jumelle en face. Je fonce dès la 4e syllabe sur son terrain, le faisant paniquer, m'écraser ma main en revenant, et toucher sa propre carte. Moi, je m'étais déjà arrêté, rendant mon retour sur la bonne carte bien plus facile. C'est donc logiquement que je lui envoie une carte, ce à quoi il rétorque qu'il n'a pas touché la carte, qu'il n'a fait que m'écraser la main sur la carte, et que c'est moi qui ai ainsi fait la faute (partagée, donc). J'aurai beau lui répondre que je n'ai pas touché la carte (si nos mains avaient véritablement été au même niveau, je n'aurais pas pu revenir aussi vite), il ne cède pas, et un arbitre m'oblige à céder. Je savais que mon adversaire ne mentait pas, qu'il s'était simplement trompé, mais je déteste ce genre de situations, et cela a souvent pour effet de me faire perdre toute ma concentration. Sachant cela, j'utilise ma technique habituelle (couper ma respiration), et parviens à retrouver mon calme. La suite du match sera serrée tout le long, et même si je le dépasse globalement en réactivité, je perds quelques cartes à cause de ma perte de vitesse due à mon bras gauche. En fin de match, je parviens malgré tout à créer une avance confortable de 6 cartes, que je détruis aussitôt en commettant 3 fautes en un très court laps de temps. La perte de concentration commençait à se faire sentir, et je reste plus maladroit du bras gauche que du droit. Je parviens tout de même à prendre KOKO chez lui extrêmement rapidement, puis à défendre tranquillement mon terrain, voyant que lui se concentrait plus sur le sien (j'avais donc décidé de viser ses cartes en priorités). Il parvient pour finir à prendre une carte chez moi, et nous en arrivons à 1 carte chez moi, O, et 2 chez lui, TSU et MO. Pour ma part, je décide de viser O en priorité, puis TSU, et d'abandonner MO. Après 2 cartes mortes, MO est lue, et mon adversaire se précipite sur... O. Surpris par sa vitesse, j'hésite un instant, puis réalisant que c'est bien MO qui a été lue, je balaie la carte en vitesse, et gagne ainsi la partie.
Ceci est l'exemple typique du joueur qui vise tellement une carte qu'au final, quelle que soit la carte lue, il ira en face en trombe.
C'est donc sans avoir pu prendre de pause que j'entame le match suivant, là encore face à une lycéenne. J'hésite jusqu'au dernier moment, mais là encore je décide de jouer du bras gauche, le droit étant trop mal en point.
Mon adversaire est la plus douée des joueurs que j'ai rencontré durant ce tournoi, mais malgré mon bras gauche et ma fatigue, je parviens tout de même à mener le match. En milieu de partie, CHIGIRIKI est lue, et alors que c'est une carte que je défends très bien, elle l'a prend avant que sa syllabe déterminante ne soit lue. Je suis donc un peu blasé, mais cela ne m'empêche pas de continuer à mener la partie, de peu malgré tout. Je sens que mon bras gauche fatigue, et je commets beaucoup d'erreurs bêtes sur des prises, en balayant juste à côté.
Quant à mon adversaire, elle me fait une impression complètement différente de la lycéenne précédente, puisqu'elle conteste beaucoup, de manière assez incroyable. Je prends par exemple WASURE très rapidement, en balayant depuis le côté de la carte, et juste après, mon adversaire me cogne littéralement le dos de la main. Non seulement je morfle, mais en plus elle conteste la prise, alors qu'il était techniquement impossible qu'elle m'ait cogné la main et ai touché la carte. Même si généralement j'évite de me montrer trop affirmatif dans mon argumentation, là je me suis contenté d'un "Non non, ça c'est juste pas possible", et elle a abandonné. Puis à un autre moment, une carte est lue chez moi, et on hésite tous les deux avant de partir. Le résultat, c'est qu'elle prend la carte avec le bas de la paume (presque le poignet), alors que moi je la prends du bout des doigts, de mon côté donc. Vu la façon dont elle avait pris la carte, il était déjà peu évident qu'elle ait réussi à avoir ne serait-ce que le même timing que moi, alors plus rapide, c'était vraiment difficile à croire. Mais elle conteste, et elle me sort un argument auquel je ne m'attendais pas : "je suppose que vous n'avez pas réussi à bien voir, mais...", et je l'ai coupé en disant "si si, j'ai parfaitement vu", l'obligeant à céder. La raison pour laquelle j'ai là encore été aussi affirmatif était que si quelqu'un ne pouvait pas voir, c'était elle, pas moi. Car c'est sa propre main qui gênait sa ligne de vue. Elle ne pouvait pas voir ma main. Moi, en revanche, je voyais tout.
Par chance, je n'ai pas eu à céder, mais c'était assez désagréable, d'autant plus qu'elle avait la fâcheuse manie de ne jamais décélérer avant les collisions, et mes veines ont tellement pris que j'en ai encore mal aujourd'hui.
Quelques bêtes erreurs font que nous arrivons au coude à coude, mais je parviens à amener le score à 6-8, pour moi. Je balaie sur la 1ère syllabe YUU, pour découvrir que c'est YURA qui a été lue. Même schéma que mon adversaire avec CHIGIRIKI, sauf qu'avec moi, ça ne passe pas. Nous revenons à 7-7. Je parviens à prendre plusieurs cartes très rapidement, mon adversaire fait de même, et alors que je mène d'une carte, je commets la même erreur que précédemment, sur KIRI, résultant encore une fois sur une faute.
Pour détailler un peu l'effet d'un tel manque de chance. Admettons que nous soyons à 5-5. J'ai une chance sur 2 d'avoir balayé la bonne carte. Si c'est une carte morte, nous arrivons à 6-4. Mais si c'est la bonne carte, nous arrivons à 4-5. Par rapport au cas où c'est une carte morte, je gagne donc 2 cartes de mon côté, et j'en fais perdre 1 à mon adversaire. La différence est énorme. Je ne peux pas non plus dire "si mon adversaire n'avait pas eu de chance, et que moi j'avais été chanceux, j'aurais gagné 9 cartes", ce ne serait pas honnête, mais il aurait suffi que son erreur débouche sur une faute, et cela m'aurait permis de "gagner" 3 cartes. Et là encore, j'aurais quand même été "un peu malchanceux". (Rajoutons que je suis persuadé qu'elle a également balayé YAMAGA sur YAMA)
Cette faute aura finalement eu pour effet de détruire ce qu'il me restait de concentration, et même si je parviens à prendre une ou deux cartes rapidement, les cartes lues sont chez mon adversaire, et je ne peux rien y faire. Défaite de 4 cartes.
Pour l'anecdote, et pour en terminer avec "la chance me joue des tours", la lectrice s'est trompée dans sa lecture, et a lu 2 fois KASA, alors qu'il restait KAKU, et que KAZESO n'avait pas été lue. Mon adversaire a fait une faute sur le 2e KASA. Certes, KASA avait déjà été lue. Mais KAZESO restait en stock, et il n'était donc pas possible de balayer KAKU sur 1 syllabe. La faute qu'elle a commise sur KASA, elle l'aurait commise sur KAZESO également. Pourtant, la faute a été annulée. Un autre exemple de coup de chance.
Bref, frustration énorme à la fin de cette partie, que j'avais vraiment perdue de peu.
Pourtant, tout n'est pas noir, et ce d'autant plus quand on voit les conditions dans lesquelles j'ai joué. Je parlais au début de ce long statut de cette envie que j'avais eu d'abandonner. Après 2 tournois lamentablement ratés pour cause de maladie/douleur au bras (+manque d'entraînement qui en découle), je n'avais pas envie de me "ridiculiser" à nouveau, et rester à me reposer aurait été une solution tout à fait "satisfaisante". Mais je n'ai pas abandonné.
Un grand homme a dit un jour : "A man is not finished when he is defeated. He is finished when he quits."
Et ce fut vrai.
Le 05/01/2014, j'obtiens la 3e place au tournoi Shinshun de Tôkyô, devenant ainsi le premier 3e Dan étranger de l'histoire du Karuta.
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