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Chronique d’un voyage au Japon - (2018)

2018 - Amandine



Partie 1 :


05/10 - 6h51 (heure française)


Ce matin-là, le temps se veut frais. Les oiseaux, dans la nuit noire, se mettent tout juste à chanter. Nous sommes alors dans le bus qui nous mènera vers le train pour l’aéroport Charles De Gaulle. Le réveil a été dur. Quentin, pourtant, l’esprit soudainement alerte, me demande avec inquiétude : “Tu as bien pris les t-shirts Karuta France ?”


06/10 - 9h30 (heure japonaise)


Assommés de fatigue, nous nous installons dans le Airport Express en direction de Namba. L’esprit n’est plus trop au Karuta, mais à des besoins plus basiques. Nous avons soif, nos valises nous encombrent... La journée sera longue jusqu’à ce qu’on puisse se reposer. Mais notre joie d’être de retour dans ce si beau pays reste inaltérée.


06/10 - 15h53


Après des heures à errer sans but dans les rues de Namba, chargés comme des mules, nous voici enfin arrivés à notre logement. Nous ne souhaitons qu’une chose, rincer nos corps en sueur. Le Japon nous réserve là sa première surprise : il n’y a pas d’eau chaude ! Heureusement, un message à la propriétaire aura suffit à régler le problème. Pour le coup, cette douche froide nous aura bien réveillés !


07/10 - 13h05


Puisqu’il ne faut rien laisser au hasard pour notre tournoi du lendemain, Quentin et moi sommes allés observer un match du tournoi C-kyuu qui se déroule dans la même salle. L’endroit est spacieux, bien isolé, le lecteur est bon et il y a une bonne réverbération du son... Nous savons à quoi nous attendre !


08/10 - 8h58


Un nikuman entre les mains (deux, en fait), j’attends avec Quentin l’ouverture du gymnase où aura lieu notre premier tournoi de l’année. La place est noire de monde. Des écoliers, en majorité. Nous nous méfions tout de même car l’expérience nous a prouvé que les apparences sont parfois trompeuses et que, parfois, contre un adversaire de moindre niveau, nous sommes notre pire ennemi.


08/10 - 13h07


De retour à notre logement, Quentin et moi ressassons notre unique match de ce matin. Nous avons certes perdu dès le premier tour, mais pour nous, cela n’a rien d’un échec. Quentin a, pour sa part, fait un bon match. Son adversaire, très jeune, ne possédait peut-être pas un niveau plus élevé que la moyenne, mais jouait un Karuta assez défensif. Quentin, pourtant très rapide, n’a pu prendre que de rares cartes chez lui. Il sera vaincu en “unmei-sen”. De mon côté, ce fut une défaite de deux cartes. Mon adversaire ne présentait pas de difficultés particulières, mais il a su profiter de tous mes moments creux. Malgré de très nombreuses prises extrêmement rapides, plusieurs fautes dont une double en toute fin de match ont permis à mon challenger de prendre le dessus. Néanmoins, ce match représente pour moi une victoire envers moi-même. Pour une fois depuis un moment, j’ai su profiter pleinement du jeu, sans perdre le moral une seule fois. De ce tournoi, je suis ressortie satisfaite. Il s’agira maintenant de mieux faire dimanche prochain. Nous comptons sur cette semaine d’entraînement intensif pour nous préparer au mieux à la suite.


08/10 - 19h26


Il est temps pour nous de refaire nos valises avant notre départ pour Tokyo. Cela fait trois ans que nous n’y avons pas mis les pieds. Il nous tarde de redécouvrir la ville et aussi de nous entraîner auprès de Yokoya-sensei.


Partie 2 :


11/10 - 0h00


Après quelques jours de silence, je reprends la plume, ou plutôt le clavier, afin de vous conter la suite de nos aventures. En deux jours seulement, beaucoup de choses sont arrivées. Voici donc un petit retour en arrière :


09/10 - 7h39


Il fait déjà bien jour lorsque Quentin et moi attendons notre train JR à la gare de Tsuruhashi. Notre Shinkansen pour Tokyo doit partir à 8h16 en gare de Shin-Osaka. Nous sommes chargés - deux valises, deux sacs de randonnée, et des sacs plastiques pleins de livres - mais le trajet devrait se dérouler sans encombre. Enfin, c’est ce que nous pensons... Le Japon nous offre là sa deuxième surprise. Fait rare, notre train JR entre en gare avec du retard. Au lieu d’arriver à destination à 8h01, ce qui aurait dû nous laisser quinze minutes pour effectuer notre changement, nous sommes sortis en trombe de notre train à 8h12. Là, ça a été la course. Une bonne paire de jambes, un œil attentif et une détermination à toute épreuve nous ont permis d’attraper notre Shinkansen à quelques secondes près, mais dans quel état !


09/10 - 13h00


Après un passage éclair à notre nouveau logement et un repas englouti en six minutes, nous nous sommes rendus à l’entraînement de Suginami. Quelle n’a pas été notre joie d’enfin retrouver Yokoya-san. Une fois les kimonos destinés à Ufuk et Kelly récupérés, les hostilités commencent.


09/10 - 21h10


Je n’aurais jamais cru, après près de quatre ans à pratiquer le Karuta, que je pouvais encore souffrir à ce point de cette pratique. Six matchs en sept heures, voilà une épreuve à laquelle mon corps ne s’attendait pas. Ou du moins, pas si peu après mon arrivée ici. Néanmoins, si je n’ai remporté qu’une victoire (des fautes, toujours des fautes), je suis très satisfaite de mon parcours. Mon meilleur match, et ma seule victoire, aura été mon cinquième. Comme quoi le corps possède des ressources cachées. Désormais, j’espère pouvoir prendre ma revanche contre Yokoya-sensei qui m’a battue en “unmei-sen”. Quentin, quant à lui, l’a emporté à deux reprises contre elle. Il est ressorti de cet entraînement décoré de trois victoires. Ah, quelle motivation !


10/10 - 0h34


Nous sommes éreintés, mais au moins, nous gardons de merveilleux souvenirs de cette journée. Une fois l’entraînement fini, nous avons retrouvé une autre des joueuses qui nous manque tant depuis son retour au Japon : Momoko ! Un bon repas en sa compagnie et celle de Yokoya-sensei, animé de discussions passionnantes sur le Karuta, la France, et le futur de l’association nous a laissé enthousiastes. Il est cependant l’heure de fermer nos petits yeux. La semaine nous réserve encore d’autres aventures.


10/10 - 11h00


Le lit de notre logement est...un véritable piège à gens ! Il est très difficile d’en sortir tant il est confortable. Il nous faut pourtant le quitter, car en fin de journée nous attend un entraînement à Yokohama sous l’égide d’un autre allié japonais rencontré en Europe, Yano-san.


10/10 21h14


Il me fallait bien l’apprendre un jour ; le soir, je suis incapable de jouer correctement au Karuta. Cet entraînement à Yokohama n’aura pas été fructueux pour moi. Quentin, en revanche, a eu l’occasion en or de s’exercer contre l’épouse de Yano-san, une joueuse A-kyuu arrivée vice-Queen quelques années auparavant. Ses seules prises, une chez lui et trois chez elle, ont nécessité une vitesse et un timing impeccable. Malgré d’excellentes réactions tout au long du match, le niveau de jeu de son adversaire était bien trop élevé. Voilà le genre de match qui pousse à se dépasser. Quentin, le brave, en gardera un très bon souvenir, d’autant que son adversaire a complimenté sa vitesse en fin de jeu.


11/10 - 0h00


Fin de notre retour en arrière.

L’heure est au sommeil, mais il me reste encore assez d’énergie pour allonger ces derniers mots, inspirés par le repas partagés avec Yano-san et d’autres membres du club de Yokohama, dont la joueuse que j’ai affronté l’année dernière lors du tournoi interculturel (la pauvre ne m’avait pas reconnue sans mon afro) :

Les jambes à l’étroit toutes langues se confondent dans l’izakaya


Partie 3 :


11/10 - 8h45


Le ciel s’est voilé de gris, ce matin, mais cela ne nous empêche pas de nous rendre à pied au premier entraînement de la journée, prévu pour 9h. Direction, le local du club de Suginami. Ou plutôt, l’un des locaux, devrais-je dire.


11/10 - En soirée


Ah, cette journée aura à la fois été inspiratrice et frustrante. Si le soir n’est pas le meilleur moment pour m’entraîner, le matin est une toute autre histoire. Trois matchs. Fulgurance, concentration, mémorisation et un nombre de fautes tolérable. Ma première victoire a été ma revanche contre Yokoya-sensei, qui m’a avoué avoir été comme tétanisée par ma vitesse. Ce n’est hélas pas la première fois qu’un joueur A-kyuu me le dit. Si cela me fait parfois plaisir, j’en ressens pour le plus souvent un sentiment de peine. Je voudrais que mes adversaires, lorsque je fais des bons matchs, prennent eux aussi plaisir à jouer.

Mon second match, contre un honorable du club, s’est joué de la même façon. Ma seule défaite ne joue pas à grand chose. Par manque de temps, mon adversaire et moi n’avons eu que deux minutes de mémorisation lors de la dernière session. Mon début de match a été exemplaire, mais une mémorisation instable aura eu raison de mon self-contrôle. Tout le contraire de Quentin. Lui, a décroché sa troisième victoire contre Yokoya-sensei. Nous n’étions que six, mais qu’est-ce que nous nous sommes amusés !

Aussi, nous avions hâte de participer au deuxième entraînement de la journée, toujours organisé par le club de Suginami, mais le soir, cette fois. Le lieu n’était cependant pas le même. Après près de quarante minutes à chercher désespérément le bâtiment dans la nuit noire sans aucun moyen de contacter le club - merci Google Map - Quentin et moi sommes rentrés à notre logement, dépités de n’avoir pu participer à cet entraînement où nous avions pourtant promis de nous présenter.


12/10 - 22h et des patates


Ça y est, il va être grand temps de quitter Tokyo et de s’envoler vers d’autres cieux, à savoir Niigata. Notre dernier entraînement à Suginami, terminé il y a une heure seulement, a été désastreux pour moi. Une défaite contre Yokoya-sensei et une autre de vingt-deux cartes contre une adversaire de moindre niveau. La fatigue physique impacte réellement mon jeu. Dans ces cas-là, il m’est impossible de m’arrêter sur les syllabes déterminantes, quand bien même mon oreille comprend qu’il ne s’agit pas de la bonne carte. Quentin, il se trouve, est bien plus résistant. Il a remporté tous ses matchs. Son dernier adversaire, un C-kyuu, a semblé comme moi ; moins efficace en soirée.


13/10 - 13h00


Niigata ! La ville où se fera peut-être notre passage C-kyuu. Grâce à Yano-san, nous pourrons participer à l’entraînement du club de la commune. Ici, nous ne connaissons personne. Pourtant, Ootsuka-san, un A-kyuu du coin, est venu nous récupérer à notre hôtel afin de nous conduire jusqu’au lieu de pratique. Quatre matchs sont au programme. Levée tôt et à peine réveillée du trajet en train, je perds lamentablement contre deux joueuses adorables qui souffleront à leurs camarades combien je suis rapide malgré mes fautes. Alors que s’achève mon troisième match, gagné seulement de trois contre une très jeune débutante (fautes, fautes, fautes et re-fautes), une dame ayant discuté avec les autres membres du club exprime son souhait de jouer contre moi. La faim me taraude, une forte envie d’aller aux toilettes aussi, mais faute de temps, encore, on nous alloue seulement cinq minutes de mémorisation. Apprendre le terrain, manger ou uriner, il faut choisir. Je révise de mon mieux et avale en vitesse un onigiri durant les deux dernières minutes. Tant pis pour les toilettes.


Ootsuka-san entame sa lecture. Étrangement, je me sens concentrée comme jamais. Tout est encore vif, presque gravé au fer blanc, dans mon esprit. La bataille commence. Et là se joue l’un des meilleurs matchs de ma vie. A l’attaque comme en défense, je suis partout. Les jumelles séparées ne manquent pas. Pourtant, je n’ai aucune hésitation. C’est chez elle, je prends. C’est chez moi, je reviens. Un moment de fatigue ? Une faute d’inattention ? Pas grave, je me remets immédiatement dans de bonnes conditions. Une syllabe, deux syllabes, trois syllabes, longues syllabes, peu importe, le terrain tout entier est mien, il n’y a plus de distinction et l’emplacement de chaque carte est clair. Je ne me concentre sur rien d’autre, mais je constate avec joie que mon adversaire, en dépit de sa baisse de moral, n’abandonne pas. Elle m’envoie même ses une syllabe, son point fort en attaque. Fin du match, je lui envoie ma dernière carte, nous nous saluons. La mine fatiguée mais le sourire aux lèvres, elle n’en revient pas de ma vitesse.


Quentin aussi a fait montre d’un jeu incroyable. Trois victoires et une défaite contre un joueur D-kyuu qu’il imaginait C-kyuu. Tandis que je luttais à maîtriser mes fautes contre ma deuxième adversaire, lui, perdais 17-5. Mais avec un aplomb d’acier, il est remonté jusqu’à 5-6 pour lui, puis l’a emporté en “unmei-sen” en prenant la carte adverse (MU). Son moral, au même titre que sa constance, est l’un de ses meilleurs atouts. Je suis plus qu’heureuse de voir que ses entraînements contre Gabriel et moi-même l’ont aidé à acquérir une plus grande rapidité.


Demain, dimanche, plusieurs des membres du club de Niigata participeront au tournoi avec nous. Je n’ai qu’une hâte, voir s’il m’est possible de jouer de nouveau à un tel niveau. S’il m’est possible de passer outre, une fois de plus, ma barrière psychologique.


14/10 - 15h37


Me voilà dans les gradins, parmi la foule amoindrie. Quentin est en pleine mémorisation pour son troisième match, celui qui le verra passer C-kyuu s’il l’emporte. Ses deux premiers match ne l’ont pas épargné. Contre ses deux adversaires, il a dû jouer à un top niveau afin de creuser l’écart. Tout comme la veille en entraînement, il est parvenu à remonter après un début de match moyen et à s’imposer de huit cartes à chaque fois. Je croise les doigts et place tout ma confiance en lui. Mais en attendant l’issue de cette journée, dans le presque silence du gymnase, je ressasse avec amertume, tristesse et impuissance mon parcours désastreux.


C’est la toute première fois que la ville de Niigata organise un tournoi de Karuta. Aussi, le lieu n’est pas bien grand. Les cinq groupes de D-kyuu ont été divisés en deux poules. La poule A, celle de Quentin, a joué dès le premier tour aux côtés des C-kyuu, B-kyuu et A-kyuu. La poule B, la mienne, les a regardé faire avant que ne vienne sa chance de jouer elle aussi, à partir du deuxième tour, durant lequel la poule A ne concourrait pas. Le principe était le suivant : lors du troisième tour, suffisamment de D-kyuu auraient été éliminés pour que les poules A et B puisse participer ensemble normalement, et non l’une après l’autre. Voilà donc comment, debout depuis 7h du matin, je n’ai joué ni le premier match, puisque ma poule était au “repos”, ni le second que j’ai gagné par forfait malgré de très faibles probabilités. J’en entends déjà murmurer qu’il s’agit d’un parcours de rêve pour passer C-kyuu. Il ne me restait que deux matchs pour accéder à ce titre. Seulement, rester inactive durant plus de cinq heures, moi qui me suis découvert un meilleur karuta justement le matin et au fil des matchs, cela m’a tout simplement ruinée. Je suis arrivée en début de troisième tour indolente même si motivée. Et chez moi, indolence rime avec “otetsuki”. J’ai perdu contre une adversaire faible car j’ai été incapable de refréner mes erreurs. Les divers incidents de lecture survenus durant le match ne m’ont pas aidée, même si dans l’ensemble, je suis parvenue à les ignorer.


Sur les deux parties ayant déjà eu lieu sans encombre, le micro du lecteur a choisi ce match-ci pour avoir des “absences”. C’est ainsi qu’en pleine lecture de seconde partie de poème, le son s’est éteint presque soudainement à plusieurs reprises, devant quasi inaudible durant quelques secondes. Après quoi tout redevenait normal...avant de recommencer. En dépit des tentatives de l’équipe organisatrice, ce problème a persisté jusqu’à la fin du match, venant même à se produire pile poil sur des syllabes déterminantes. Je suis donc sortie de la course dépitée. Dépitée d’avoir manqué une occasion pareille de monter en dan, un jour après avoir joué à mon meilleur niveau. Perplexe aussi, car j’ignore comment devenir efficace dès mes premiers matchs. Quelques heures à tête reposée m’auront permis de relativiser, tout de même. Je ne peux prétendre au niveau C-kyuu tant que je ne pourrais jouer de façon plus régulière. Être doté d’une ouïe fine et d’une vitesse fulgurante ne fait pas de moi une joueuse plus méritante que les autres. Il me reste encore à travailler.

Le match de Quentin avance peu à peu. Après une entrée en matière ralentie par la vitesse de son adversaire, notre jeune compagnon impose son style avec des attaques incisives. Mais elle ne se laisse pas démonter. J’ai l’impression que tout va se jouer sur l’endurance.


15/10 - 9h20


Et voilà, devant nous s’ouvrent deux semaines sans entraînement en club, deux semaines sans tournoi. Celui d’hier était notre dernier avant les rassemblements interculturel, international et notre tournoi du 5 novembre à Wakayama.


Quentin, hélas, a perdu de cinq cartes au troisième tour, Niigata. Il a du mérite, car son adversaire a terminé finaliste. Il est fier de son parcours, pas le moins déçu et prêt à retenter sa chance. Je ne le suis pas moins que lui. Et si nous pouvions re-participer un jour au tournoi de Niigata, ce sera avec joie. Excepté le problème de micro, les conditions étaient excellentes. Lecteur commun à tous les joueurs peu importe leur grade, bonne sonorité, tatamis confortable et équipe à l’affût. Pour un tout premier événement de ce genre, la ville n’a pas lésiné.


Nous venons de passer une semaine à ne faire rien d’autre que du Karuta. Le sevrage va être difficile. Heureusement, nos logements nous permettrons de nous entraîner entre nous, histoire d’avoir de temps à autre notre piqûre de rappel.

Allez, direction Sadoshima puis Nikko ! L’heure est au tourisme.


Partie 4 :


27/10 - 7h32


Après des jours de tourisme et de randonnée pour la plupart d’entre nous, l’équipe française a embarqué dans le bus qui la mènera, avec tous les autres joueurs, sur le lieu du tournoi interculturel japonais (Kokumin Bunkasai), un congrès national qui voit chaque année s’affronter les meilleurs équipes japonaises en cinq vs cinq. Le défi, nous le savons, sera difficile à relever, mais l’excitation est à son comble. Pour certains d’entre nous, cette journée offrira son lot de premières fois : premier tournoi au Japon, première expérience de jeu en tenue traditionnelle, premiers matchs en équipe, premiers matchs contre des joueurs majoritairement A-kyu... Nos chances, nous le savons, ne s’élèvent pas bien haut. Mais tout comme l’année précédente, nous comptons donner notre meilleur, si ce n’est plus, et nous amuser !


27/10 - dans le bus du retour


Au vu de notre résultat de l’année dernière, où nous nous étions hissés troisièmes sur quatre de notre poule, nous sommes arrivés plein d’espoir. Notre équipe, cette fois, se composait de Quentin, Félix et moi, en plus d’Ufuk et Kelly qui ont débuté il y a moins d’un an. Pour sûr, nous avions perdu en joueurs expérimentés, mais nos nouvelles recrues ne manquaient certainement pas de motivation.


A notre arrivée, on nous a séparés. Kelly et moi sommes parties enfiler nos kimonos et hakamas. Les garçons sont allés en faire de même. Après quoi, nous avons découvert avec appréhension mais plaisir que nous affronterions trois grosses équipes japonaises : Nara, Osaka et Toyama. La lecture impeccable a pallié aux défauts de la climatisation et aux temps de contestation un peu long. 4ème dan, 5ème dan et jusqu’à 7ème dan, nos adversaires n’étaient pas là pour rigoler, mais certains d’entre nous ont senti qu’ils ne jouaient pas à fond.


Au final, nous n’avons remporté aucun des quinze matchs joués. Même si Félix, Ufuk et surtout Quentin ont fait très peur à leurs adversaires en les remontant sans pitié. La Chine, présente cette année également, a elle aussi terminé quatrième de sa poule. Notre sérieux, notre rapidité et notre volonté ne sont pas passés inaperçus ; le meijin éternel Naoki Saigo-san a complimenté la France lors de son discours de clôture du tournoi.

Du point de vu de nouveaux joueurs, maintenant, voyons comment cela s’est passé pour eux.


27/10 - Ufuk


C’est mon premier tournoi au Japon. Je n’ai pas assez dormi, mais dans ma tête c’est zéro stress. En arrivant, on ne perd pas de temps et on m’habille tout de suite en kimono et hakama. Je me sens immédiatement oppressé dedans. Heureusement, entre la cérémonie d’ouverture (une association de calligraphie a fait une démonstration grandeur nature, ils n’ont pas fait les choses à moitié), et le tirage des équipes, il s’écoule deux heures, du coup, j’ai le temps de m’habituer un peu au port de la tenue traditionnelle. Nous affrontons Nara en premier. Contre mon adversaire, je mène de quelques cartes dès le début, mais je fais autant de fautes que je ne fais de prises. C’est sans doute le match où j’ai fait le plus d’otetsuki. Peut-être dix ou quelque chose comme ça. Malgré ça, je perds de vingt. Pour une première fois contre un A-kyu et surtout en prenant en compte les fautes, j’ai trouvé mes réactions pas mal. Au début de notre second match, contre Osaka, je sens que j’ai mal à la tête. Mais il fallait que je fasse mieux qu’au premier coup. Cette fois, mon adversaire mène de cinq cartes tout au long du match, mais à la fin, j’ai fait une superbe remontée et l’ai fait transpirer un peu. Je suis parvenu à prendre des cartes avec précision sur les syllabes déterminantes. Troisième match contre Toyama, je me suis endormi pendant la mémorisation. Je n’ai plus d’énergie. Je fais peu de fautes, ce qui me permet de perdre de moins de vingt cartes. Dans l’ensemble, je n’ai pas eu l’impression de jouer contre des A-kyu. Et de mon côté, j’aurais voulu leur montrer mon meilleur jeu afin qu’ils me prennent un peu plus au sérieux.


27/10 - Kelly


Première fois au Japon pour moi et première fois en kimono et hakama. J’avais l’impression que le sang me montait à la tête et ne redescendait plus. J’ai trouvé les conditions de jeu impressionnantes. Pour autant de joueurs rassemblés dans un seul grand gymnase, l’organisation japonaise a vraiment été au top. Jouer contre des A-kyu est agréable car il y a peu, voire pas du tout de mouvements superflus. Mais ce genre de match est aussi très long. Ici, beaucoup de contestations au sein d’autres équipes ont ralenti le rythme de tout le monde. Quand on est habitué aux entraînements de Gabriel, ça change. Je me suis “endormie” durant tous mes matchs quand ça traînait et ai baillé à plusieurs reprises. C’était difficile pour moi de rester concentrée sur autant de temps. J’ai pu constater que beaucoup de A-kyu sont très jeunes. Ah, la motivation. J’ai quand même eu l’impression que mon adversaire de Nara était blasé durant notre match. Ceux d’Osaka et de Toyama étaient plus concentré, c’était vraiment plaisant.


27/10 - 22h et des patates


Comme toujours, une soirée avec buffet se tient après le tournoi. Nous partageons notre table avec l’équipe chinoise, très gentille. Énormément de japonais viennent nous voir pour nous parler français, nous complimenter et prendre des photos avec nous. Le clou de la soirée sera peut-être bien la conversation que nous avons entretenue avec le meijin éternel Naoki Saigo-san. Douceur, humour et bienveillance, il nous a donné quelques conseils afin d’améliorer notre pratique du karuta et a félicité Quentin sur son dernier match, durant lequel il a effrayé l’équipe japonaise en remontant son adversaire de dix-un à trois-trois, avant de finalement perdre de 3 cartes. Quelle belle soirée.

En dépit de notre résultat moins bon que celui de l’année précédente, nous sommes ravis d’être venus. Tout n’est pas fini, car le tournoi international, précédé de deux jours d’entraînement, reste à venir.


28/10


Ufuk, Kelly et Félix se sont en allés voir de nouveaux horizons le temps de quelques jours. Pour Quentin et moi, aujourd’hui, la curiosité l’emporte ; nous nous rendons à pied jusqu’au lieu du tournoi d’hier afin d’assister à la demi-finale et la finale.

En arrivant, surprise, nous croisons Chika. Elle ne reste avec nous que durant la demi-finale puis nous quitte après que nous nous soyons promis de nous revoir l’année prochaine.

Enfin, nous assistons à la finale qui oppose Fukui et Shiga. Du côté de Fukui, entre le meijin actuel Kawasaki Fumiyoshi, et leur capitaine Miyoshi Teruaki qui a été challenger du meijin en 2008, 2010, 2012 et 2017, ça ne risque pas de plaisanter. Shiga présente aussi son lot de joueurs excellents, dont la vice-queen de 2016 Honda Kyoko. On peut s’y attendre, Fukui remporte les deux premières victoires sur les cinq matchs en cours. Une seule leur est désormais nécessaire afin de remporter le tournoi. Mais voilà que la vice-queen de Shiga gagne contre son adversaire. Le score passe à deux-un pour les deux équipes. Le meijin mène confortablement son match, ce qui joue en faveur de Fukui... Seulement sa jeune adversaire n’en démord pas et le remonte subitement. Alors qu’entre eux l’écart se ressert, un autre match s’achève. Une deuxième victoire pour Shiga !

Le match du meijin contre son adversaire sera décisif. Après un temps de flottement durant lequel Fumiyoshi ne parvient pas à agir face à la joueuse qui lui tient tête, il se reprend et l’emporte de quatre cartes seulement.

Fukui récupère, à l’issue de ce tournoi, son titre de meilleure équipe du Japon.

Voilà qui nous motive à donner tout ce qu’on a pour le tournoi international.


Partie 5 :


Cet article, je vous le livre sous le coup de l’émotion, mais avant de revenir en détail sur ce jour qui a marqué notre histoire, remontons le temps de quelques mois.

Lorsque nous avons appris via Mutsumi Stone-san qu’un tournoi international aurait lieu, nous étions extatiques. Au fil des semaines, tout a commencé à se mettre en place ; le nombre et origines des participants, le nombre de jours d’entraînement avant coup, le lieu du tournoi, etc... Les équipes seraient composées de trois joueurs et, si possible, d’un joueur remplaçant. Deux journées d’entraînement précéderaient le samedi du tournoi : le jeudi à Arashiyama et le vendredi à l’Omi-Jingu. Et les pays (France, Brésil, USA, Italie, Thaïlande, Hongrie, Chine et Japon) s’affronteraient dans la pièce mythique où se déroulent les matchs de Meijin et de Queen !


La France avait donc décidé d’envoyer l’équipe suivante : Romain, Félix, Quentin et moi.

Mais voilà qu’après des mois et des mois d’organisation, des dénominations claires comme “Sekai Takai” (tournoi mondial/international) et “deux journées d’entraînement de 9h à 17h”, nous apprenions, à quatre jours du tournoi ceci :

Ce n’était pas une, mais DEUX équipes japonaises qui prendraient part au tournoi (majoritairement des B-kyuu, puis des D-kyuu dont une passée C-kyuu quelques temps avant le tournoi, ha !), ainsi qu’une nouvelle équipe formée à la dernière minute et composée de cinq, et non pas quatre comme imposé, étudiants étrangers vivant au Japon. Pire encore, sur les deux journées complètes d’entraînement promises à toutes les équipes étrangères, seuls un match serait fait le jeudi et deux le vendredi. Trois matchs...sur deux jours...avant le tournoi... Et qu’étions-nous supposés faire le reste du temps ? Enfiler des kimonos, sourire aux caméras des innombrables chaînes de télévision invitées sur place et faire des promenades à Arashiyama ou encore Otsu sous leurs objectifs.


Nous ne nous en cachons pas ; nous avons été attristés et en colère d’apprendre au dernier moment qu’il leur importait plus de faire de l’audimat sur le dos d’un groupe de “gaijin” au Japon que de nous permettre de nous préparer correctement. Cela semblait comme un moyen de nous dire “on veut bien que vous participiez, mais on ne va pas vous laisser une chance d’arriver premiers quand même”.


Stone-san, malgré tous les efforts qu’elle a fourni pour nous donner cette chance et faire comprendre au Japon que notre pratique du Karuta est des plus sérieuses, n’a pas réussi à faire changer d’avis les organisateurs. Mais merci à elle, vraiment, d’avoir essayé en prenant la défense de nos intérêts.


Néanmoins, d’apprendre tout cela à seulement quatre jours du tournoi a réveillé en notre équipe une rage de vaincre sans précédent. Impossible pour nous de réellement s’entraîner avant le tournoi ? Peu importe, nous donnerions notre meilleur le jour J. Deux équipes s’ajoutaient au tournoi à la dernière minute ? Nous les notions sur la liste de celles à vaincre.

Ainsi, il nous fallait nous préparer psychologiquement aux deux journées “d’entraînement” filmées. Romain, quel chanceux, ne pouvait venir pour raisons professionnelles et nous retrouverait directement au dîner du vendredi soir et au tournoi international.


Jeudi matin, c’est avec une joie non dissimulée que nous croisions une fois de plus la route des italiens, hongrois et américains. Nous découvrions ceux dans leurs rangs que nous n’avions jamais vu, et rencontrions les équipes du Brésil, de la Chine et de la Thaïlande. De voir tant de joueurs non-japonais aimer le Karuta d’une passion égale à la nôtre nous a fait très plaisir et nous a bien aidé à supporter cette journée. Le seul entraînement de ce jour-là, nous l’avons joué en kimono et hakama - une première fois pour quasiment toutes les autres équipes. Dans l’ensemble, les seuls inconvénients qu’ils ont trouvé à cette tenue ont été la chaleur et une réduction de la mobilité au niveau des pieds. Mais pour tout le monde, le pire a été la présence des caméras et touristes qui circulaient dans la pièce, à moins d’un mètre de nos tatamis, et bougeaient, rangeaient, déplaçaient, discutaient, faisaient craquer, grincer, sonner au moment où tous nous avions besoin du plus grand silence.


L’entraînement du vendredi allait-il se passer de la même façon ? Plus inquiétant encore, le tournoi, allait-il souffrir de ces mêmes présences bruyantes ?

En attendant de le découvrir, l’équipe française avait décidé de rentrer à son logement en début d’après-midi. Déjà afin d’accueillir Ufuk et Kelly qui restaient avec nous, mais aussi parce que nous avions peu envie d’errer sans fin dans les rues bondées d’Arashiyama. Au vu des commentaires de nos camarades étrangers, le lendemain, nous savons que nous avons bien fait.


Vendredi, même combat. Nous n’avons pu cette fois échapper à la randonnée du matin. L’après-midi, la voix du lecteur, au cours des deux matchs que nous avons eu le temps de glisser in extremis dans le planning, a été souvent parasitée par les bruits des cameramans. La France, au passage, était suivie par la même chaîne qui en septembre était venue filmer un entraînement à la MIE. Mais cela n’empêchait pas d’autres journalistes de nous attraper à chaque instant de repos pour nous assaillir de questions. Le point vert de cette journée restera notre rencontre providentielle sur les marches de l’Omi-Jingu avec un Youtubeur français de la chaîne Japania, venu faire un reportage sur la ville d’Otsu ! Voilà une interview que nous avons été ravis de recevoir. Le soir, après un repas délicieux en compagnie des autres équipes, il a été temps de rentrer se coucher. Tout allait se jouer le lendemain. Et l’équipe de France, durant ces deux journées d’entraînement, n’avait eu l’occasion d’affronter aucun joueur étranger excepté un. Nos adversaires avaient été exclusivement des japonais d’autres clubs venus pratiquer eux aussi. Nous n’avions donc aucune idée du niveau des autres équipes. La surprise serait totale.


Samedi 3 novembre, le grand jour ! L’hôte de notre Airbnb, un ange absolu, nous dépose directement devant l’Omi-Jingu avec nos cinquante valises (sans rire, on était vraiment, vraiment chargés). Très vite, les autres équipes débarquent. Et surtout, Romain, notre capitaine, notre cher fondateur, nous rejoint (en vrai, on l’avait vu au dîner de la veille).

S’ouvre alors le tournoi, après une cérémonie d’ouverture traditionnelle. La salle où se jouent les matchs de Queen et de Meijin verrait s’affronter les équipes étrangères. Et juste en-dessous se jouerait, au rez-de-chaussée, la Hikari-kun Cup, un tournoi par équipe réservé aux joueurs japonais de haut niveau.


Nous attendons tous anxieusement le tirage des premiers affrontements. Notre souhait est de ne pas tomber dès le début contre une des équipes japonaises : Nara ou les trois sœurs “Starlettes”. La chance nous sourit car Romain tire l’équipe d’étudiants étrangers vivant au Japon. Leur niveau ne semble pas très élevé ; beaucoup ont commencé le Karuta récemment. Nous décidons alors de notre ordre de jeu. Félix numéro 1 près du lecteur, Romain au milieu en numéro 2 et Quentin en numéro 3 près du couloir. Et moi, au repos. Je décide d’en profiter pour enfin observer le jeu des autres équipes afin d’avoir une idée plus précise de ce qui nous attend. Avant que ne commence la mémorisation, je me mets à paniquer. Les portes coulissantes de la pièce, en place la veille, ont été retirées pour le tournoi. “Sinon, les spectateurs (entendre ici, les caméras) ne verront rien”. Super. Donc nous allions potentiellement entendre tout ce qui se passerait dans le couloir, les escaliers, les vestiaires des A-kyuu de l’autre tournoi... Là, deuxième coup de panique. Avant la mémorisation, on demande aux joueurs de faire des prises de “démonstration” pour les chaînes de télévision. La lectrice lit alors des poèmes en jeu, et tous sont censés faire comme si le match avait débuté. Ce cirque dure près de dix minutes dans un vacarme assourdissant, après quoi on laisse les participants tranquilles. Durant la mémorisation, les cameramans s’en donnent à cœur joie. Ils se déplacent avec tout leur barda, vienne coller leur caméras sous le nez des joueurs pour les filmer eux et leur terrain, font flasher leur appareils, claquer leurs shutters... Je m’inquiète de plus en plus quant au déroulement du tournoi. D’autant que la pièce est ouverte aux visiteurs, qui peuvent s’installer dans l’entrée pour observer les matchs. Quentin m’avouera plus tard qu’il est content que je n’ai pas joué ce match, car les conditions m’auraient empêchée d’imposer mon style.

Les quinze minutes de mémorisation s’achèvent. Je suis fermement décidée à jouer la police et à surveiller tous les spectateurs. Pour le bien de nos joueurs, mais aussi pour le bien de tous les participants. Stone-san prend elle aussi les choses en main en indiquant aux cameramans qu’ils ne sont pas autorisés à s’approcher des joueurs. L’arbitre annonce également à quels moments il est interdit de faire du bruit. Et ça y est, on est parti.

Quentin, côté couloir, est le plus mal loti de nos trois joueurs. Il subit le bruit du public, la présence des caméras qui tentent un peu plus, toujours plus de se rapprocher (mais maman Amandine veille au grain), et surtout, surtout, le brouhaha des joueurs A-kyuu du dessous qui, une fois leur match terminé, montent les escaliers tels des pachydermes et blablatent à voix haute dans le couloir sans le moindre respect pour notre tournoi. Pas de chance non plus, c’est lui qui est tombé contre leur capitaine, une jeune femme qui joue depuis plus longtemps que les autres. Son niveau, en plus des conditions l’empêchent de gagner en dépit de ses efforts. Félix et Romain sécurisent les deux victoires nécessaires à notre avancée.


A l’issue de ce premier match, je suis tellement énervée des conditions de jeu qu’on nous offre, de l’effronterie des cameramans malgré les indications données, de l’irrespect des joueurs A-kyuu d’en-dessous malgré les demandes d’organisateurs japonais et de moi-même pour le silence - Stone-san m’a soufflé avoir eu honte de leur comportement - que je sors un instant du bâtiment me calmer. Romain, en voyant dans quel état je suis en revenant, m’explique combien il est important que je respire, car ma colère risque de m’handicaper pour le match à venir. Je le sais, mais le lui entendre dire m’apaise un peu. De voir également l’incompréhension des autres participants du tournoi me conforte dans l’idée que ceci n’est pas normal.


La pause entre ce premier tour et le deuxième n’est pas longue, néanmoins, j’en profite pour faire part de mes observations à mes camarades. De ceux que nous aurons le plus à craindre : l’Italie, bien évidemment, mais aussi la Hongrie qui a tenu tête à l’une des équipes japonaises (Peter, leur capitaine, a un très bon niveau), le Brésil qui a bien résisté face à l’autre équipe japonaise et la Thaïlande, dont la capitaine Mimi, est B-kyuu.

Quentin, quelque soit notre prochain adversaire, se préservera pour le troisième tour. Le tirage tombe. Nous sommes contre l’Italie. Les deux équipes japonaises, près de nous, s’affronteront.


Aïe. A Munich, l’année dernière, nos victoires contre les italiens ont été rares et seulement décrochées par Quentin. Elia, lui, restait invaincu. Ce sont nos plus gros rivaux. Mais en croisant leur équipe, une atmosphère de camaraderie se met aussitôt à flotter dans l’air. Leur premier tour s’est plutôt mal passé en dépit de leur victoire. Ils sont eux aussi à cran. Nous décidons alors de nous amuser le plus possible durant ce match. De nous donner à fond et sérieusement, mais de nous amuser afin de nous détendre suffisamment pour pouvoir faire de notre mieux. Cela atteint le point où nous échangeons notre ordre de jeu en avance, afin de choisir contre qui Romain, Félix et moi jouerons entre Andrea, Elia et Francesco. Andrea exprime le souhait de se confronter à Romain. Elia et moi choisissons de jouer ensemble malgré le risque absurde d’otestsuki et Félix s’oppose à Francesco. Pour moi, il est indispensable de jouer le plus loin possible du couloir, sinon, je ne pourrais me concentrer. Félix accepte donc gentiment de me céder le côté lecteur. Quentin me remplace dans la foule en tant que gardien du calme. Et le match commence.


Est-ce parce que nous sommes côté lecteur ou parce qu’ils savent combien Elia et moi pouvons être bons comme mauvais ? Une chaîne de télévision s’installe à côté de nous pour filmer notre confrontation. De ce match, je n’espère pas la victoire. Jamais je n’ai gagné contre Elia. Et les conditions de jeu m’effrayent. Mais je vais verser toute mon âme dans ce match s’il le faut, au moins pour réduire au maximum l’écart de cartes. De façon plutôt étonnante, nous ne commettons que peu d’otetsuki et nous livrons un combat de titan, le tout dans un climat amical. Les contestations de cartes sont sérieuses, mais nous sourions de nos presque erreurs communes. Je mène la partie longtemps. Mais, je le savais, Elia est très bon sur les fins de matchs. L’écart se creuse en sa faveur jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus que deux cartes et moi huit. A côté, Romain emporte son match contre Andrea. Je n’ose regarder où en est le match de Félix. Je descend à cinq cartes, mais Elia me prend MIKA(NO). Désormais, il ne lui reste plus que KOKOROA et moi SHI(RA), U(KA), YU(U), YAMAZA et une autre. Quelque part, au loin, j’entends Félix l’emporter. Mais si nous voulons être sûrs de nous qualifier pour les phases finales, nous devons obtenir au moins une victoire 3-0. Sur SHI, contestation. Elia a couvert la partie gauche de la carte de sa main, mais j’ai touché la tranche droite avant qu’il ne se pose. On descend, on descend. Jusqu’à arriver en Unmei-sen. KOKOROA vs YU. Ma carte est lue, et la France l’emporte de 3-0. Notre première réaction, à mon adversaire et moi, est de nous sourire.


Des deux équipes japonaises, c’est Nara qui l’emporte de 3-0 tout comme nous. Je redoute le match que nous finirons, à un moment ou un autre, de jouer contre trois de leur quatre joueuses car en plus de leur niveau, je sais qu’elles profitent d’avoir une remplaçante afin de noter le terrain des adversaires étrangers. Lors du premier tour, elles avaient noté le terrain de Quentin. Qui sait si elles n’avaient pas déjà en leur possession une idée du terrain de tous nos joueurs.


On arrive au match décisif pour se qualifier en phase finale. Cette fois, nous tombons contre la Thaïlande. Aïe, encore une fois. Leur niveau est bon, très bon. Romain choisit de se reposer ce tour-ci. Je ne me sens pas en état de jouer, mais il le faut. Quentin, qui n’a décidément pas de chance, tombe contre Mimi, leur capitaine B-kyuu. Elle est vraiment très forte et assure à son pays la première victoire de notre rencontre. Félix, notre sauveur, gagne contre leur deuxième joueur. De mon côté, mon adversaire et moi sommes toutes deux fatiguées. Fautes à gogo, lenteur. Le match n’est pas beau à voir et je finis par m’incliner de 6 cartes.


Première défaite pour la France. Heureusement, nos victoires précédentes nous permettaient de nous qualifier pour la demi-finale aux côtés de Nara, la Thaïlande et le Brésil.


La, il fallait que le tirage tombe en notre faveur. Et ça a été le cas. Nous jouerions la demi-finale contre le Brésil. Et la Thaïlande contre Nara.


Au tour de Félix de se reposer, ce coup-ci. J’ai bien l’intention, pour ma part, de ne pas reproduire les erreurs du match d’avant. Pour autant, je n’espère pas non plus jouer à mon plus haut niveau. Hélas pour Rafael, mon adversaire, plus je joue, plus j’ai de chances de faire de très bons matchs. Et je sais dès les premières cartes que je vais gagner. Il n’abandonne rien et joue avec plaisir. Nous battons le Brésil 3-0. Derrière nous, le match Thaïlande contre Nara se poursuit et tous dans la salle prient pour que nos amis étrangers l’emportent. Malheureusement, c’est en Unmei-sen que Nara décroche la deuxième victoire nécessaire pour se qualifier en finale. Dès lors, les autres pays et Stone-san viennent nous voir les uns après les autres, nous enlacent, nous topent la main, nous tapotent l’épaule. “Vous devez gagner, vous devez impérativement vaincre l’équipe japonaise !”.


C’est un immense plaisir que de se voir soutenus par ceux contre qui nous avons joué, contre qui nous aurions voulu joué, par ceux qui, comme nous, veulent prouver au Japon qu’à l’étranger aussi nous prenons le Karuta au sérieux. D’être soutenus par Stone-san après le discours émouvant qu’elle a déclamé, au bord des larmes, quand elle nous expliquait combien elle avait souffert, en s’expatriant, de n’avoir trouvé personne pour continuer le Karuta et sa joie de voir ce sport se diffuser dans le monde.


Nous devions gagner. Pour nous. Pour la France. Mais aussi pour tous nos amis d’ailleurs, tous les amoureux du Karuta étrangers et tous les japonais rêvant d’un Karuta mondialisé.

Pour cette finale épique, les environs de la salle se vident, même si les autres équipes jouent toujours afin de déterminer le classement jusqu’à la huitième place. Nous espérons donc plus de silence et, dans la foule une fois de plus, je m’apprête à faire régner le calme.

Notre ordre de jeu est le même qu’au premier tour. Félix près du lecteur, Romain au milieu et Quentin en extrémité.


Quand le match commence, et que quelques cartes sont lues, je vois s’allumer dans le regard de nos joueurs cette lueur qui hurle “On peut le faire, on a le niveau pour les battre !”. Très vite, Romain et Quentin mènent leur adversaires. Félix ne laisse pas la moindre carte à la représentante de Nara, mais il commet pas mal de fautes. Pour Quentin, ça se resserre. Félix prend la tête de son match quand enfin, lui et Romain se retrouvent à une carte. Les joueuses de Nara se mettent alors en mode Super Saiyan. Il est impossible à nos joueurs de prendre la moindre carte chez elles. Ou presque. Félix, ce pionnier, emporte la première victoire !


Romain patiente alors jusqu’à pouvoir effectuer la prise décisive. ARA(SHI) est lue. D’un mouvement céleste, il la prend en face. Ça y est ! Je saute de joie dans le public. Enlace ma voisine hongroise. Nous sommes champi...

La main de son adversaire se lève. Elle conteste. Dans la foule, tout le monde retient son souffle...pour le relâcher tristement lorsque Romain cède la carte sans se tourner vers l’arbitre. Retour à un pour lui.


Rien n’est joué pour nous, car Quentin est toujours au coude à coude avec son adversaire. Et là, c’est le drame ; Romain commet une faute sur NANISHI chez l’adversaire et passe à deux cartes. Près de lui, le fait que Quentin s’accroche le motive. Lorsque NANI(WAGA) est lue, Romain la prend chez lui. Et enfin, sur NA(GAKA) il l’emporte alors même que Quentin perd son match. Deux victoires sur trois pour la France, comme au premier tour et avec le même placement, le même nombre de matchs remportés.

Et nous voilà champions.

La boucle, comme on le dit, est bouclée.


Partie 6 :


Près de huit mois après les faits, je reviens sur notre expérience au Japon d’octobre dernier, afin de clore cette belle aventure.

Depuis, beaucoup de choses ont changées, notamment pour moi. Mais ça, vous l’apprendrez dans de prochains articles.


Retour en arrière :


A l’issue de cet éprouvant tournoi international, des effusions de joie, des accolades, embrassades et félicitations, nous devions maintenant entamer notre long périple de deux heures et demie vers Wakayama, où se déroulerai, le lendemain, un dernier tournoi individuel avant notre retour en France.

Mais dans quel état arriverions-nous à bon port ? Cela restait à voir. Car le Sekai Taikai s’était terminé assez tard. Et ce fut passé 21h, que nous arrivâmes chargés de nos valises à la gare JR la plus proche de l’Omi-Jingu. Un immense merci, au passage, aux organisateurs pour nous y avoir déposé.


Dans le train, perclus de fatigue, Félix, Quentin et moi regardions se réduire le nombre de stations jusqu’à la nôtre. Aucune place assise pour nous. Ce trajet, pour sûr, mit ce qu’il nous restait de nerfs à l’épreuve. Le fait de croiser les italiens et hongrois à notre arrivée en gare de Wakayama dissipa quelque peu le nuage de coton logé derrière nos yeux. Nos écrans affichaient bien après 0h00 lorsque nous avons rejoint Kelly et Ufuk dans notre nouveau logement. Et, le temps que nous nous couchions, il était déjà bien au-delà d’une heure du matin.


Pourtant, le réveil sonna aux aurores et notre belle équipée, sans avoir mangé pour la majorité, s’élança à vélo jusqu’au lieu du tournoi.

La plupart des autres participants étrangers se trouvaient déjà sur place à notre arrivée. Mais nous n’avons que peu de temps pour les saluer. Il nous fallut poser nos affaires, nous changer et redescendre assister à la cérémonie d’ouverture. Stone-san, présente avec nous, nous observait de sa bienveillance habituelle.


En ce jour, Mimi, de l’équipe Thaïlandaise, allait se battre parmi les B-kyuu dans l’espoir de devenir A-kyuu. Chez les C-kyuu, Félix tenterait de passer B-kyuu. Quentin, Kelly, Ufuk et moi, accompagnés des italiens, brésiliens, hongrois et quelques américains, affronterions des myriades de joueurs japonais acharnés avec dans le cœur, la rage de passer C-kyuu.

Tout comme à Niigata, les D-kyuu étaient nombreux. Tant, en réalité, que tous ne jouèrent pas le premier match. La poule numéro 1 allait participer au premier tour. La poule numéro 2 au deuxième. Et tous s’affronteraient au tour trois, une fois suffisamment de personnes éliminées.


Kelly, Quentin et moi étions dans la poule 2. Ufuk dans la 1. Nous pouvions donc observer l’évolution de son match, aux côtés des italiens, hongrois et brésiliens au repos. Malgré avoir tenu face à son adversaire, les nombreuses fautes d’Ufuk l’empêchèrent de l’emporter. Il fut éliminé à l’issue de ce premier match. Ensuite, vient notre tour à Kelly et moi. Quentin, gagna son match par forfait. Avec Elia, qui avait remporté son premier match par forfait également, il se posta dans les gradins, dans mon champ de vision, afin de m’encourager. J’ignorai autant que possible leur regard durant la mémorisation. Ce qui me préoccupait le plus était la migraine que je sentais poindre à l’arrière de ma tête. Le manque de sommeil, l’évacuation du stress de la veille et la faim comptaient bien entraver mon jeu.

Ce match est pour moi difficile à décrire, car je ne peux déterminer si mon jeu fut bon ou tout simplement mauvais. Je pense, après réflexion, qu’il fut suffisamment plus élevé que la moyenne pour rattraper mes fautes. Et quelles fautes ! La première carte lue durant ce match, je la pris rapidement. Mais, de toute évidence, cet avant-goût de mon niveau ne plut pas à mon adversaire, qui prit aussitôt ARAZA chez moi avec une vitesse et un timing impressionnants puis peu après MOMO chez lui. Quelques prises se succédèrent. Peut-être qu’à l’époque, face à un tel début de match, je me serais mentalement retirée du jeu. Seulement, s’il y avait bien une chose que j’avais développé pendant ce séjour au Japon, c’était mon esprit combatif. Chez mon opposant, les deux YONO me faisaient de l’œil. Une sur sa ligne en bas à gauche, une autre du même côté, mais sur sa ligne du haut. On m’a plusieurs fois parlé de mon surprenant kanji, moi qui, dans la vie de tout les jours, me repose beaucoup sur mon instinct. Aussi, lorsque le son YO se mit à résonner dans la bouche du lecteur, je me dirigeai automatiquement sur YONONAKAWA, en bas à gauche. J’avais pourtant été prête à effectuer un modori-te sur les deux cartes, mais non, il fallait que j’attaque cette carte-là, en bas. Et je ne pensai même pas à revenir sur l’autre YONO, ou alors bien trop tard. Cela aurait été bien inutile, car j’avais attaqué la bonne. Cela m’arrive souvent, mais jamais avant je n’avais constaté combien cet instinct pouvait être avantageux. Aussitôt, je faisais basculer l’échange en ma faveur, car mon rythme s’imposait de force. La carte suivante, SHI, lue chez mon adversaire, je la pris. Peu à peu, je creusai l’écart et il ne brillait plus qu’un mince espoir pour mon opposant de remporter la victoire.

Hélas... Hélas, fut commise la faute la plus insupportable de toutes celles que j’eus jamais commise.


CHIHA fut lue. Avec ma fulgurance habituelle, je me plaçai au-dessus de CHIGIRIKI chez mon adversaire, la seule CHI en jeu. Très vite, je constatai que ce n’était pas la bonne. Je me détendis et revins tranquillement de mon côté. Mais main, trop basse, toucha le terrain de mon challenger...et le mien ! Double faute sur une carte fantôme. Une carte que je savais ne pas être en jeu. Ma carte préférée et détestée parmi toutes. Cette erreur me dégonfla immédiatement. Et sur la carte suivante, je touchai AWAJI chez mon adversaire, tandis qu’il prit AWARE chez moi. Deuxième double faute...et une différence de sept cartes ! La tendance se renversait de nouveau, mais cette fois en faveur de l’autre joueur. Je n’avais plus le choix. Je ne devais plus commettre la moindre erreur.

Dans le public, Quentin et Elia se rongeaient presque les ongles à me regarder. Mais je finis par l’emporter, une fois décidée à ne laisser aucune carte à mon opposant. Kelly, que je ne voyais nulle part, s’était elle aussi qualifiée pour le tour suivant. Mais pas Félix, du côté des C-kyuu. Désormais, tous les joueurs D-kyuu allaient s’affronter.

Durant les quelques minutes de pauses séparant ce match du suivant, ma migraine s’aggrava. Je me retrouvai alors face à un choix difficile : étais-je capable d’ignorer la douleur comme lors du premier match ou devais-je prendre un antalgique au risque de d’endormir mes sens ? Je penchai pour la première option, car la douleur me semblait encore supportable. Quelle erreur...

A l’instant même où la mémorisation se termina, je compris ce que mon corps, par le biais de ce mal de crâne, tentai de me hurler : j’étais victime d’une chute de tension. Vue trouble, douleur dans les artères, rythme cardiaque accéléré, vertiges après les balayages. Les événements de la veille, et même des jours avant cela, avaient laissé leur marques. A chacune de mes tentatives pour me concentrer, la douleur augmentait. A chacun de mes suburi, je me sentais faillir. Plusieurs fois, j’envisageai d’abandonner, mais pensant pouvoir gagner, je restai.


Ce match, je ne le perdis pas beaucoup. Toutefois, cette disqualification ne m’insupporta pas autant que les précédentes. Mon niveau, il est sûr, avait évolué. Ce n’était simplement pas le moment pour moi.


Quentin, tombé une fois de plus contre un joueur fort, me rejoignit sur le banc des éliminés. Mais Kelly, pour notre plus grande joie et surprise, avait vaincu son deuxième adversaire ! Elle continuait l’aventure, sous les yeux admiratifs du reste d’entre nous.

Malheureusement, mon état ne me permit pas d’observer son troisième match. Félix, qu’il soit bénit, m’avait donné un doliprane, et j’avais attendu seule dans mon coin qu’il dissipe au moins mon malaise, à défaut d’éradiquer ma fatigue. Mais Quentin, Ufuk et Félix, ainsi que d’autres étrangers disqualifiés, étaient allés la soutenir, elle, ainsi que leurs camarades encore en lice.


Avec Quentin, nous n’avions pas réellement pu observer l’évolution de Kelly. Le seul match que j’avais joué contre elle, après nos retrouvailles au Japon, avait été en soirée dans une chambre d’hôtel étroite. Dans notre état de fatigue, je l’avais remporté de beaucoup. Et lors du tournoi interculturel, j’avais été bien trop concentrée sur mes matchs pour témoigner de sa progression. Par conséquent, nous étions ravis de voir à quel point ses entraînements avaient payé. Et malgré son manque de confiance en elle, Kelly remporta son troisième match.


Ah, plus qu’un match pour passer C-kyuu. Seuls Kelly, Elia et Peter étaient parvenus à ce stade. Nous retenions tous notre souffle. D’autant que l’adversaire de Kelly, ayant gagné ses matchs de 19, 16 et 11 cartes, promettait d’être forte. Mais nous gardions foi. Et avec raison, car notre joueuse résista et se battit. Même si elle perdit de six cartes, nous n’en restions pas moins fiers de son parcours.


De tous les étrangers, Peter fut le seul à passer C-kyuu ce jour-là. Lui que nous avions rencontré trois ans plus tôt, à Munich, nous prouvait ainsi qu’il était possible, même en vivant à l’étranger, d’atteindre un niveau élevé.


C’est ainsi que s’acheva notre saga japonaise. Ce voyage au Japon m’avait rendu mon esprit combatif, en plus d’aiguiser mon jeu. Il nous permit aussi de constater le fruit de nos efforts, ainsi que ceux de nos nouveaux membres.


Il ne restait plus, désormais, qu’à conserver mon niveau en France, maintenant ce blocage dépassé. Mais la vie, c’est bien connu, est toujours pleine de surprise. Bénéfiques, comme néfastes...


Amandine


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